16. En Equilibre
Luce se tenait à la croisée des chemins entre le cimetière, au nord du campus, et le sentier menant au lac, au sud. En cette fin de journée, les ouvriers étaient partis. Le soleil se couchait dans les branches des chênes, derrière le gymnase, projetant des ombres sur la pelouse. Luce avait envie d’aller au bord de l’eau. Elle ne savait pas très bien de quel côté aller. Dans la main, elle tenait deux lettres.
La première, de Cam, contenait des excuses prévisibles. Il la suppliait de le rejoindre après les cours pour discuter. La seconde, de Daniel, ne disait rien d’autre que « Retrouve-moi au lac. » Folle d’impatience, elle sentait encore sur ses lèvres le contact de leur baiser de la veille. Elle ne parvenait pas à chasser de son esprit la sensation de ses doigts dans ses cheveux, de ses lèvres sur son cou…
D’autres moments de la soirée restaient plus troubles, notamment après qu’elle se fut assise au côté de Daniel sur la plage. En comparaison avec son étreinte experte minutes plus tôt, Daniel avait paru presque terrifié à l’idée de la caresser.
Rien n’avait réussi à le faire émerger de sa torpeur. Il murmurait inlassablement les mêmes propos : « Il a du se passer quelque chose. Quelque chose a changé », fixant la jeune fille d’un regard plein de souffrance, comme si elle détenait une réponse, comme si elle comprenait le sens de ses paroles. Puis elle avait fini par s’endormir sur son épaule en contemplant la mer éthérée.
Des heures plus tard, elle se réveilla tandis qu’il la portait dans l’escalier menant à sa chambre. Elle constata avec stupeur qu’elle avait dormi durant tout le trajet. De plus, le couloir était nimbé d’une lueur étrange. Daniel la voyait-il, lui aussi ?
Ils avançaient, baignés dans cette douce lumière violette. Les portes blanches couvertes d’autocollants brillaient comme des néons. Les dalles du sol terne semblaient chatoyer également. La vitre donnant sur le cimetière projetait un éclat pourpre sur les premières lueurs dorées de l’aube. Les caméras de surveillance veillaient toujours.
— On est foutus, murmura-t-elle, inquiète, à moitié endormie.
— Je ne m’en fais pas pour les caméras, répondit posément Daniel en suivant son regard.
D’abord, ses paroles apaisèrent la jeune fille, puis elle commença à s’interroger sur le malaise qu’elle percevait dans sa voix : si Daniel ne se souciait pas des rouges, alors c’était autre chose qui le tracassait.
Lorsqu’il l’allongea sur le lit, il l’embrassa avec douceur sur le front, puis inspira fort.
— Ne disparais pas, implora-t-il.
— Aucun risque, répondit-elle.
— Je suis sérieux. (Il ferma longuement les yeux.) Repose-toi, maintenant. Demain matin, retrouve-moi avant les cours. Il faut que je te parle. Promis ?
Elle serra sa main dans la sienne pour l’attirer vers elle, elle voulait l’embrasser une dernière fois. Prenant son visage entre ses mains, elle se blottit contre lui. Chaque fois qu’elle ouvrait les yeux, il l’observait. Et elle adorait ça.
Enfin, il s’écarta. Sur le seuil, il la regarda longuement. Ses yeux avaient le don de faire battre à tout rompre le cœur de Luce, tout comme ses lèvres, un instant plus tôt. Dès qu’il fut sorti dans le couloir en refermant la porte derrière lui, Luce sombra dans un profond sommeil.
Elle dormit toute la matinée et ne se réveilla qu’en début d’après-midi, revigorée, pleine de vie. Elle ne se souciait pas le moins du monde de ne pouvoir justifier son absence. Ce qui la tourmentait, c’était de ne pas s’être réveillée à temps pour rejoindre Daniel. Elle le retrouverait à la première occasion et il comprendrait.
Vers deux heures, songeant enfin à manger quelque chose ou bien à faire une apparition au cours de théologie de Mlle Sophia, elle quitta son lit à contrecœur. Elle découvrit alors les deux enveloppes glissées sous sa porte, qui la mirent en retard.
Il fallait d’abord qu’elle réprimande Cam. Si elle gagnait le lac avant de se rendre au cimetière, elle n’arriverait jamais à se séparer de Daniel. En revanche, si elle passait d’abord au cimetière, son désir de revoir Daniel lui donnerait l’audace de dire à Cam ce qu’elle n’avait pas ose lui avouer la veille, avant que la situation ne dégénère et ne devienne incontrôlable.
Repoussant son appréhension de le revoir, Luce traversa le pré vers le cimetière. Il faisait chaud et l’air était lourd. Une nuit étouffante s’annonçait. La brise marine ne suffirait pas à rafraîchir l’atmosphère. Il n’y avait personne en vue sur le campus et les branches des arbres paraissaient immobiles. Luce était sans doute la seule personne de tout Sword & Cross à bouger. Tous les autres avaient fini les cours et s’étaient dirigés vers le réfectoire. Penn, et d’autres, sans doute, devait se demander ce qu’elle devenait.
Cam était adossé à la grille tapissée de mousse, les bras appuyés sur les barreaux, les épaules voûtées. De la pointe de sa botte noire, il déterrait un pissenlit. Luce ne l’avait jamais vu se morfondre à ce point. En général, il s’intéressait au monde qui l’entourait.
Mais cette fois, il ne leva les yeux vers elle que lorsqu’elle se trouva juste en face de lui. Il était livide. Ses cheveux étaient plaqués sur son crâne et Luce constata avec étonnement qu’il était mal rasé. Il balaya son visage du regard, comme s’il avait du mal à se concentrer sur ses traits. Il semblait épuisé, non pas à cause de la bagarre, mais comme s’il n’avait pas dormi depuis plusieurs jours.
— Tu es venue, déclara-t-il d’une voix rauque, avec l’esquisse d’un sourire.
Luce fit craquer les jointures de ses doigts, et se dit que ce sourire n’allait pas durer. Elle hocha la tête et brandit sa lettre.
Il voulut la prendre par la main, mais elle fit mine d’écarter ses cheveux de son front.
— J’ai pensé que tu serais furieuse, après hier soir, lui confia-t-il en s’écartant de la grille.
Il s’avança dans le cimetière, puis s’assit sur un petit tronc en marbre gris, parmi la première allée de tombes. Il en ôta les feuilles mortes, puis tapota l’espace libre, à coté de lui.
— Furieuse ? répéta Luce.
— C’est en général pour cela qu’on quitte un bar sans demander son reste.
Elle s’assit face à lui, jambes croisées. De là où elle se trouvait, elle voyait les branches de l’énorme chêne, au milieu du cimetière, sous lequel ils avaient pique-niqué, il y avait une éternité.
— Je ne le suis pas, corrigea-t-elle. J’étais surtout abasourdie, troublée. Déçue.
Elle frémit au souvenir du regard lubrique de ce type quand il l’avait empoignée, des coups de poing enragés de Cam, de l’ombre noire au-dessus de leurs têtes…
— Pourquoi m’avoir emmenée là-bas ? Tu sais ce qui est arrivé quand Jules et Phillip ont fait le mur.
— Jules et Phillip étaient des crétins. Leurs moindres déplacements étaient enregistrés par leurs bracelets électroniques. C’est normal qu’ils aient foiré. (Cam eut un sourire sombre, mais qui ne lui était pas destiné.) Nous, on est différents. Luce, crois-moi. De plus, je ne cherchais pas la bagarre.
Il se massa les tempes. Soudain sa peau parut fripée, trop fine.
— Je n’ai pas supporté la façon dont ce type te regardait, te touchait. Tu mérites la plus grande douceur. (Ses yeux verts s’écarquillèrent.) Je veux être celui qui te touche. Le seul.
Elle glissa ses cheveux derrière ses oreilles et prit une profonde inspiration.
— Cam, tu m’as l’air d’un mec vraiment sympa…
— Oh non, fit-il en se prenant le visage dans les mains. Pas de discours de rupture en douceur. J’espère que tu ne vas pas me sortir qu’on devrait rester amis.
— Tu ne veux pas être mon ami ?
— Je veux être bien plus que ça, rétorqua-t-il en crachant ce dernier mot comme s’il s’agissait d’une grossièreté. C’est à cause de Grigori, c’est ça ?
Elle sentit son ventre se nouer. Ce ne devait pas être trop difficile à deviner, mais elle était tellement obnubilée par ses sentiments qu’elle avait à peine eu le temps de réfléchir à ce que Cam pouvait penser de cette relation.
— Tu nous connais ni l’un ni l’autre, reprit Cam en se levant pour s’éloigner. Mais tu es prête à faire ton choix tout de suite, hein ?
Il était présomptueux de croire qu’il avait encore sa chance. Surtout après la soirée de la veille. De croire qu’il y avait une rivalité entre lui et Daniel.
Cam s’accroupit devant elle. Son visage avait changé, il était grave, implorant. Il tint le visage de la jeune fille face au sien, Luce fut étonnée de le découvrir si bouleversé.
— Je suis désolée, dit-elle en s’écartant. C’est arrivé, c’est tout.
— Justement ! C’est tout. C’était quoi, laisse-moi deviner : hier soir, il t’a regardée d’un air romantique. Luce, tu précipites ton choix avant même de savoir ce qui est en jeu. Or, il pourrait y avoir... beaucoup de choses en jeu. (Il soupira face à son air confus.) Je pourrais te rendre heureuse.
— Daniel me rend heureuse.
— Comment peux-tu dire ça ? Il ne te touchera jamais.
Luce ferma les yeux en se souvenant de leurs lèvres unies, la veille, sur la plage. Les bras de Daniel qui la serraient. Tout était si fort, harmonieux, et sûr. Mais quand elle rouvrit les yeux, il n’était pas là.
Il n’y avait que Cam. Elle se racla la gorge.
— Si, il me touchera. Il me touche, répondit-elle.
Elle leva une main vers ses joues en feu, mais Cam n’en vit rien. Il avait les poings crispés.
— Continue...
— La façon dont Daniel m’embrasse ne te regarde pas.
Elle se mordit la lèvre, furieuse. Il se moquait d’elle.
Cam se mit à rire.
— Ah bon ? Je peux faire aussi bien que Grigori.
Il prit sa main et l’embrassa avant de la lâcher brutalement.
— Ce n’est pas ça du tout ! protesta Luce en se détournant.
— Et ça, alors ?
Il frôla sa joue d’un baiser avant qu’elle puisse l’éviter.
— Tout faux.
Cam s’humecta les lèvres.
— Tu prétends que Daniel Grigori t’a vraiment embrassée, comme tu mérites de l’être ?
Dans ses yeux verts était apparue une lueur menaçante.
— Oui, avoua-t-elle, le meilleur baiser que j’aie jamais reçu.
C’était son premier vrai baiser, mais elle savait que, soixante ans plus tard, cent ans plus tard, elle le considérerait toujours comme le meilleur.
— Et pourtant, tu es là, déclara Cam en secouant la tête d’un air incrédule.
Luce n’aimait pas du tout son sous-entendu.
— Je suis venue uniquement pour t’expliquer la vérité sur Daniel et moi. Te faire savoir que toi et moi…
Cam s’esclaffa si fort que son rire résonna dans tout le cimetière. Il rit à gorge déployée, si longtemps qu’il se tint les côtes et essuya une larme.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
— Tu n’imagines même pas ! répondit-il, hilare.
Le ton condescendant de Cam différait de celui de Daniel, la veille, quand il ne cessait de répéter « C’est impossible » avec tristesse. Et Luce eut une réaction différente face à Cam. Quand Daniel la repoussait, elle se sentait encore plus attirée par lui. Même quand ils se disputaient, elle brulait d’être avec lui plus qu’elle n’avait jamais voulu être avec Cam. En revanche, quand Cam la repoussait, elle était soulagée, car elle ne voulait en aucun cas être proche de lui.
En cet instant, elle l’était encore trop.
Elle en avait assez. Les dents serrées, elle se leva et se dirigea vers la grille, furieuse contre elle-même d’avoir perdu son temps.
Mais Cam la rattrapa et lui barra la route. Il riait encore, mais s’efforçait de se contenir.
— Ne t’en va pas, dit-il.
— Laisse-moi tranquille !
Avant qu’elle puisse l’en empêcher, Cam la prit dans ses bras et la pencha en arrière au point que ses pieds se soulevèrent de terre. Luce poussa un cri et se débattit. Il sourit.
— Lâche-moi !
— Grigori et moi avons lutté à la régulière, jusqu’à présent, tu ne crois pas ?
Elle le fusilla du regard et tenta de le repousser, les mains appuyées sur son torse.
— Va te faire voir !
— Tu ne comprends pas, dit-il en attirant son visage vers le sien.
Il riva ses yeux verts dans les siens. Pour son grand malheur, elle les trouva encore captivants.
— Écoute, je sais que cela a été un peu dingue, ces derniers jours, susurra-t-il, mais je tiens à toi, Luce. Profondément. Ne le choisis pas avant de m’avoir donné un seul baiser.
Il resserra son étreinte et, soudain, elle prit peur. Ils étaient loin de l’école et personne ne savait où elle se trouvait.
— Cela ne changera rien, répondit-elle en s’efforçant de rester calme.
— Fais-moi plaisir ! Fais comme si j’étais un soldat à qui tu accorderais sa dernière volonté. Un seul baiser, c’est promis.
Luce pensa à Daniel. Elle l’imagina, au bord du lac, à l’attendre en faisant ricocher des pierres dans l’eau pour passer le temps. Elle n’avait pas envie d’embrasser Cam, mais s’il refusait de la laisser partir ? Ce baiser pouvait être très insignifiant. Et c’était le meilleur moyen de se libérer Ensuite, elle pourrait rejoindre Daniel. Cam le lui avait promis.
— Rien qu’un baiser…, concéda-t-elle.
Aussitôt, il plaqua ses lèvres contre les siennes. Son deuxième baiser en deux jours. Alors que celui de Daniel était avide, presque désespéré, celui de Cam était doux, trop parfait, comme s’il s’était entraîné sur une centaine de filles avant elle.
Pourtant, elle sentit quelque chose monter en elle, qui l’incita à réagir. La colère qui la submergeait quelques instants plus tôt se dissipa. Cam la tenait dans ses bras, renversée en arrière. Elle pesait de tout son poids sur son genou.
Entre ses mains puissantes et expertes, elle se sentait en sécurité. Et elle avait besoin de sécurité. C’était un tel changement, pour elle. Elle savait qu’elle oubliait quelque chose, quelqu’un, mais qui ? Il n’y avait plus que ce baiser, et ses lèvres et…
Soudain, elle se sentit tomber. Elle s’écroula à terre, le souffle coupé. Se redressant sur les avant-bras, elle vit, à quelques centimètres d’elle, le visage de Cam heurter le sol. Elle grimaça malgré elle.
Le soleil de la fin de journée baignait d’une lumière poussiéreuse deux silhouettes, dans le cimetière.
— Combien de fois vas-tu anéantir cette fille ? lança une voix avec un accent du Sud.
Gabbe ? Luce leva la tête et cligna les yeux au soleil couchant.
Gabbe et Daniel.
Gabbe se précipita pour aider Luce à se relever, tandis que Daniel évitait de la regarder.
Luce se maudit. Qu’y avait-il de pire ? Que Daniel l’ait vue en train d’embrasser Cam ou le fait qu’il allait se battre de nouveau, ce dont elle ne doutait pas une seconde ?
Cam se leva, ignorant complètement la jeune fille.
— Bon, à qui le tour, cette fois ? demanda-t-il avec dédain.
Cette fois ?
— Moi, répondit Gabbe en s’avançant, les mains sur les hanches. Cette première petite tape amicale, c’était pour moi, Cam chéri. Qu’est-ce que tu comptes faire ?
Luce eut peur. Gabbe devait plaisanter. C’était sans doute une sorte de jeu entre eux. Mais Cam n’avait pas l’air de trouver ça drôle. Il montra les dents et remonta ses manches, poings levés, prêt à frapper.
— Encore, Cam ? gronda Luce. Tu ne trouves pas que tu t’es assez battu pour cette semaine ?
Comme si cela ne suffisait pas, il allait frapper une fille.
Il lui adressa un sourire de biais.
— La troisième fois, c’est la meilleure, répondit-il avec malice.
Il se retourna au moment précis où Gabbe lui assenait un coup de pied en pleine mâchoire.
Luce recula vivement tandis que Cam s’écroulait. Les yeux fermés, il se tenait le visage. Penchée au-dessus de lui, Gabbe demeurait impassible, comme si elle venait de sortir une tarte cuite à la perfection du four. Elle examina ses ongles et poussa un soupir.
— C’est dommage de devoir cogner alors que je viens juste de faire ma manucure. Enfin…
Elle se mit à marteler de coups de pied le ventre de Cam, savourant chaque impact comme un gamin qui s’amuse à quelque jeu électronique.
Il s’accroupit. Luce ne voyait plus son visage, qu’il avait enfoui entre ses genoux, mais il gémissait de douleur en suffoquant.
Incapable de déterminer ce qui était en train de se passer, Luce regarda tour à tour Gabbe et Cam. Cam était deux fois plus corpulent qu’elle, mais la jeune fille semblait avoir le dessus. La veille, Luce avait vu Cam tabasser un colosse, au bar. Et l’autre soir, à la bibliothèque, Daniel et lui semblaient de force comparable. Gabbe l’étonnait. Avec sa queue-de-cheval ornée d’un ruban arc-en-ciel, elle avait cloué Cam au sol et lui tordait le bras dans le dos.
— Ça fait mal ? demanda-t-elle. Prononce simplement le mot magique, chéri, et je te lâche.
— Jamais ! maugréa Cam en crachant par terre.
— C’est la réponse que j’espérais, dit-elle en lui cognant la tête contre le sol avec violence.
Daniel posa la main dans le cou de Luce. elle se détendit contre lui et regarda en arrière, terrifiée par son expression comme il devait la haïr…
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Cam a…
— Pourquoi tu es venue le retrouver ici ? lui reprocha Daniel, blessé et furieux à la fois.
Il la prit par le menton pour l’obliger à le regarder dans les yeux. Il avait les doigts glacés et ses yeux étaient uniquement violets, sans une trace de gris.
Les lèvres de Luce se mirent à trembler.
— Je pensais pouvoir gérer, être franche avec Cam pour que nous puissions être ensemble sans se soucier de rien d’autre.
Daniel grommela. Luce comprit à quel point ses propos pouvaient paraître stupides.
— Ce baiser…, fit-elle en se tordant nerveusement les mains, dégoûtée. C’était une... grossière erreur.
Daniel ferma les yeux et se détourna. Par deux fois, il ouvrit la bouche pour parler, mais il se ravisa. Les doigts crispés dans ses cheveux, il vacilla. Luce crut qu’il allait pleurer. Enfin, il la prit dans ses bras.
— Tu m’en veux ?
Elle enfouit le visage contre son torse et huma le doux parfum de sa peau.
— Je suis simplement heureux qu’on soit arrivés à temps.
Les plaintes de Cam attirèrent leur attention. Puis ils grimacèrent. Daniel prit la main de Luce et voulut l’éloigner, mais elle ne pouvait détacher son regard de Gabbe, qui maintenait Cam à l’aide d’une prise de lutte et ne semblait même pas essoufflée. Cam était abattu, pathétique. Cela n’avait aucun sens.
— Qu’est-ce qui se passe, Daniel ? murmura Luce. Comment Gabbe peut-elle infliger une telle raclée à Cam ? Pourquoi il la laisse faire ?
Daniel poussa un soupir qui finit en rire.
— Il ne la laisse pas faire. Ce que tu vois là n’est qu’un échantillon de ce dont cette fille est capable.
— Je ne comprends pas, insista Luce en secouant la tête, Comment… ?
Daniel lui caressa la joue.
— Viens faire un tour avec moi, proposa-t-il. Je vais essayer de t’expliquer certaines choses, mais il vaudrait peut-être mieux t’asseoir.
Luce avait elle aussi deux ou trois points à mettre au clair avec Daniel, du moins à évoquer, pour voir s’il la prenait pour une folle. Cette lumière violette, d’abord. Et les rêves qu’elle ne pouvait – qu’elle ne voulait – éviter.
Daniel la conduisit vers une partie du cimetière qu’elle ne connaissait pas, un espace dégagé et plat où deux pêchers avaient poussé côte à côte. Leurs troncs penchés l’un vers l’autre dessinaient la forme d’un cœur.
Il la conduisit sous cet étrange assemblage de branche et prit ses mains dans les siennes pour caresser ses doigts.
Le silence était à peine troublé par le chant de grillons. Luce imagina les autres au réfectoire, en train de se servir de purée de pommes de terre ou d’aspirer bruyamment leur lait à la paille. C’était comme si, soudain, elle et Daniel se trouvaient dans une autre dimension. À part sa main sur les siennes, ses cheveux qui scintillaient au soleil couchant, chaleur de ses yeux gris, tout semblait si loin…
— Je ne sais pas par où commencer, avoua-t-il en resserrant ses mains, comme pour y puiser une réponse. J’ai tant de choses à te dire, et il ne faut pas que je me trompe.
Si seulement il ne s’agissait que d’une déclaration d’amour ! Mais ce n’était pas le cas. Daniel avait un aveu difficile à faire, un aveu révélateur et dur à entendre pour Luce.
— Si tu faisais genre « J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle » ? suggéra-t-elle.
— Bonne idée. Laquelle tu veux en premier ?
— La plupart des gens veulent d’abord la bonne.
— Peut-être, répondit-il, mais tu es tellement différente de la plupart des gens.
— D’accord, alors commence par la mauvaise.
Il se mordit la lèvre.
— Promets-moi de ne pas partir avant d’avoir entendu la bonne nouvelle…
Elle n’avait aucune intention de partir, maintenant qu’il ne la repoussait plus et qu’il était peut-être sur le point de lui apporter des réponses à la longue liste de questions qui la taraudait depuis quelques semaines.
Il posa les mains de Luce sur son torse, contre son cœur.
— Je vais te dire la vérité. Tu ne me croiras pas, mais tu mérites de savoir. Même si cela te tue.
— D’accord.
Ses entrailles se nouèrent et elle sentit ses jambes trembler. Quand Daniel l’invita enfin à s’asseoir, elle en fut soulagée.
Il marcha de long en large et prit une profonde inspiration.
— Dans la Bible...
Luce grommela malgré elle. Tout ce qui concernait la religion la rebutait. De plus, elle avait envie de parler d’eux deux, et pas d’une parabole moralisatrice. La Bible ne détenait pas les réponses qu’elle espérait.
— Contente-toi de m’écouter, ordonna-t-il avec un regard dur. Dans la Bible, tu sais combien Dieu accorde de l’importance à l’amour et combien cet amour doit être inconditionnel et sans rival ?
— Sans doute, répondit-elle en haussant les épaules.
— Eh bien… (Daniel chercha ses mots.) Cette requête ne s’applique pas uniquement aux gens.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? À qui d’autre ? Aux animaux ?
— Parfois, bien sûr, admit Daniel. Comme le serpent. Il a été damné pour avoir tenté Eve. Condamné à ramper à terre.
Luce frémit en pensant à Cam. Le serpent. Le pique-nique. Le collier. Elle porta la main à son cou et se réjouit de s’être débarrassée du pendentif.
Daniel passa une main dans les cheveux de la jeune fille, puis il suivit la ligne de sa joue, jusqu’au creux de son cou. Elle soupira de bonheur.
— Ce que j’essaie de te dire... Je crois que je suis damné, moi aussi, Luce. Je suis damné depuis très, très longtemps. (Ses paroles semblaient avoir un goût amer.) Un jour, j’ai fait un choix sincère, auquel je crois encore, même si…
— Je ne comprends pas, coupa Luce en secouant la tête.
— Bien sûr, dit-il en tombant à terre, à côté d’elle. Je ne m’y prends pas très bien...
Il se gratta la tête et baissa la voix, comme s’il parlait tout seul.
— Mais je vais essayer quand même.
— D’accord.
Il la troublait alors qu’il n’avait encore pratiquement rien dit. Elle s’efforça de se ressaisir.
— Je tombe amoureux, expliqua-t-il, en serrant ses mains dans les siennes. Encore et encore. Et chaque fois, l’histoire se termine par une catastrophe.
— Encore et encore...
Ces paroles la rendaient malade. Luce ferma les yeux et dégagea les mains de son emprise. Il lui avait déjà raconté ça. Ce jour-là, au lac. Il avait vécu des ruptures. Il avait été échaudé. Pourquoi évoquer ces filles, maintenant ? C’était encore plus douloureux.
— Regarde-moi, l’implora-t-il en reprenant ses mains. J’en arrive au moment le plus difficile.
Elle rouvrit les yeux.
— Chaque fois, c’est de toi que je tombe amoureux.
Elle retint son souffle, incapable de respirer, puis elle éclata de rire.
— C’est ça, Daniel, railla-t-elle en cherchant à se lever. Tu es vraiment damné ! C’est affreux.
— Écoute-moi !
Il la força à se rasseoir avec une puissance qui lui fit mal à l’épaule. Les yeux de Daniel étaient violets et elle voyait monter sa colère. Elle aussi était furieuse.
Il observa les branchages des deux pêchers comme pour y chercher de l’aide.
— Laisse-moi m’expliquer, supplia-t-il d’une voix tremblante. Le problème, ce n’est pas de t’aimer.
Elle prit une profonde inspiration.
— C’est quoi, alors ?
Elle s’obligea à l’écouter, à être forte, à ne pas souffrir, Daniel semblait brisé pour deux.
— Je possède la vie éternelle.
Les feuillages bruissaient autour d’eux. Du coin de l’œil, Luce aperçut l’esquisse d’une ombre. Pas le tourbillon malsain et brûlant de noirceur de la veille, au bar, mais un avertissement. L’ombre gardait ses distances. Fulminante, elle attendait. Elle attendait Luce. Celle-ci fut parcourue d’un frisson glacial. Elle ne put chasser cette sensation que quelque chose de colossal et noir comme la nuit, un évènement définitif, se préparait.
— Je suis désolée, dit-elle en regardant de nouveau Daniel. Pourrais-tu… répéter ?
— Je possède la vie éternelle.
Luce était perdue, mais il se mit à déverser sur elle un flot de paroles.
— Je vis, je vois naître des enfants, je les regarde grandir, et je tombe amoureux. Je les vois ensuite avoir des enfants à leur tour et vieillir. Je les vois mourir. Je suis damné, Luce. Je suis condamné à tout revoir encore et encore. Tout le monde, sauf toi. (Il avait le regard vitreux et sa voix n’était plus qu’un murmure.) Tu ne tombes pas amoureuse…
— Mais…, murmura-t-elle, je suis amoureuse de toi.
— Tu n’as jamais d’enfants, tu ne vieillis jamais, Luce.
— Pourquoi pas ?
— Tu reviens tous les dix-sept ans.
— Arrête...
— On se rencontre. On se rencontre toujours, on est toujours poussés l’un vers l’autre, où que j’aille. Même si j’essaie de garder mes distances avec toi, je n’y arrive jamais. Tu me trouves chaque fois.
Il fixait ses poings crispés, comme s’il avait envie de frapper, incapable de lever les yeux.
— Et chaque fois qu’on se rencontre, tu tombes amoureuse de moi...
— Daniel…
— J’ai beau te résister, te fuir ou faire de mon mieux pour ne pas réagir, cela ne change rien. Tu tombes amoureuse de moi et moi de toi.
— C’est donc si terrible ?
— Mais tu en meurs.
— Arrête ! cria la jeune fille. Qu’est-ce que tu cherche là ? À m’effrayer ?
— Non, répondit-il, résigné. Cela ne marcherait pas de toute façon.
— Si tu ne veux pas être avec moi…, souffla-t-elle, espérant que ce n’était qu’une blague un peu tordue, un discours de rupture pour couper court à tous les commentaires, et non la vérité, car, enfin, ce ne pouvait pas être vrai... Il existait sans doute une histoire plus crédible.
— Je sais que tu n’arrives pas à me croire. Voilà pourquoi je ne pouvais rien te dire. Mais, maintenant, je dois te l’avouer. Je pensais avoir compris les règles… On s’est embrassés… et je n’y comprends plus rien.
Ses paroles de la veille revinrent à la jeune fille. Je ne sais pas comment arrêter ça. Je ne sais pas quoi faire.
— Parce que tu m’as embrassée ?
Il opina.
— Tu m’as embrassée et, ensuite, tu étais surpris.
Il hocha encore la tête, et eut la grâce de sembler un peu penaud.
— Tu m’as embrassée, reprit Luce, cherchant à remettre en place les pièces du puzzle, et tu croyais que je n’allais pas y survivre ?
— Oui. Je me fondais sur mes expériences passées, répondit-il d’une voix rauque.
— C’est de la folie.
— Cette fois, il n’est pas question du baiser, mais de ce signifie. Dans certaines vies, on peut s’embrasser, mais, dans la plupart du temps, c’est impossible.
Il lui caressa la joue. Elle lutta contre le plaisir qu’il lui procurait.
— Je dois dire que je préfère les vies où on peut s’embrasser, continua-t-il en baissant les yeux. Même s’il est encore plus douloureux de te perdre…
Elle aurait dû lui en vouloir d’avoir inventé cette histoire bizarre, alors qu’ils auraient été bien mieux enlacés. Mais quelque chose lui titillait l’esprit, lui disant de ne pas fuir Daniel. De rester et de l’écouter le plus longtemps possible.
— Quand tu me perds, énonça-t-elle avec soin, comment ça se passe ? Et pourquoi ?
— Ça dépend de toi, de ce que tu vois de notre passé, du fait que tu me connaisses bien ou pas, que tu saches qui je suis. (Il leva les mains au ciel.) Je sais que cela paraît dingue, mais…
— Dingue ?
Il sourit.
— Je voulais dire vague. En tout cas, je ne te cache rien. C’est un sujet on ne peut plus délicat. Parfois, dans le passé, le simple fait de parler a…
Elle observa ses lèvres, mais il ne dit rien.
— M’a tué ?
— J’allais dire « a brisé mon cœur ».
De toute évidence, il souffrait. Luce eut envie de le réconforter. Elle se sentit attirée vers lui. Quelque chose en elle la poussait, mais elle ne pouvait pas. Elle eut alors la certitude que Daniel savait, pour la lumière violette. Qu’il avait tout à voir là-dedans.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-elle. Une sorte de… ?
— J’erre sur terre en sachant que tu y es. Avant, je te cherchais. Ensuite, j’ai commencé à me cacher de toi, de ce chagrin d’amour que je savais inévitable. Tu t’es mise à me chercher. Je n’ai pas mis longtemps à me rendre compte que tu venais tous les dix-sept ans.
Luce avait eu dix-sept ans fin août, deux semaines avant d’entrer à Sword &Cross. Ce fut une fête triste, entre Luce, ses parents et un gâteau acheté au supermarché. Pas de bougies, au cas où. Et sa famille ? Elle venait tous les dix-sept ans, aussi ?
— Ce n’est pas assez long pour que je me remette de la fois précédente, dit Daniel. C’est juste assez loin pour que je baisse de nouveau la garde.
— Alors tu savais que je venais ? demanda-t-elle, l’air dubitatif.
Il semblait sérieux, mais elle ne le croyait toujours pas, elle ne voulait pas le croire.
Daniel secoua la tête.
— Pas le jour de ton arrivée. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Tu ne te rappelles pas ma réaction quand je t’ai découverte ? (Il leva les yeux, se repassant la scène.) Chaque fois, les premières secondes, je suis fou de joie. Je m’oublie. Puis je me souviens.
— Oui, répondit-elle doucement. Tu as souri et ensuite… C’est pour ça que tu m’as fait un doigt d’honneur ?
Il fronça les sourcils.
— Mais si cela recommence tous les dix-sept ans, comme tu le dis, reprit-elle, tu savais que j’allais venir. Dans un certain sens, tu en étais sûr.
— C’est compliqué, Luce.
— Je t’ai vu, ce jour-là, avant que tu me voies. Tu riais avec Roland, devant Augustine. Tellement que j’en étais jalouse. Daniel, si tu es assez intelligent pour prévoir quand je vais venir, et quand je vais mourir, et si tu sais combien ça va être dur pour toi, comment pouvais-tu rire de la sorte ? Je ne te crois pas, fit-elle d’une voix tremblante. Je ne crois rien de tout ça !
De son pouce, Daniel essuya gentiment une larme au coin de l’œil de Luce.
— C’est une si belle question. Ça me plaît que tu me la poses, et je voudrais mieux m’expliquer. Tout ce que je peux te dire, c’est que le seul moyen de survivre à l’éternité est d’apprécier chaque seconde. Je ne faisais que cela.
— L’éternité…, répéta Luce. Encore une chose que je ne comprends pas.
— Peu importe. Je n’arrive plus à rire comme ça. Dès que tu apparais, je suis submergé.
— Tu n’es pas logique, répondit-elle.
Elle voulait partir avant qu’il fasse trop sombre.
Mais l’histoire de Daniel allait au-delà de l’absurde, depuis qu’elle était à Sword & Cross, elle se croyait folle. Sa folie faisait pâle figure à côté de celle de Daniel.
— Il n’existe pas de manuel pour expliquer cette... chose à la fille qu’on aime, plaida-t-il, en passant les doigts dans les cheveux de Luce. Je fais de mon mieux. Je veux que tu me croies. Qu’est-ce que je dois faire, pour ça ?
— Raconte-moi une histoire différente, répondit-elle sèchement. Invente une excuse moins cinglée.
— Tu as dit toi-même que tu avais l’impression de m’avoir déjà rencontré. J’ai essayé de nier aussi longtemps que possible, parce que je savais que ça allait se passer.
— C’est sûr, j’avais l’impression de te connaître déjà admit-elle d’une voix brisée par la peur. De t’avoir croisé au centre commercial, dans un camp de vacances ou autre mais pas dans une autre vie ! (Elle secoua la tête.) Non… Je ne peux pas.
Elle se couvrit les oreilles, mais Daniel la força à les découvrir.
— Au fond de ton cœur, tu sais que c’est la vérité.
Il posa les mains sur ses genoux et plongea dans son regard.
— Tu le savais quand je t’ai suivie au sommet du Corcovado, à Rio, parce que tu voulais voir la statue de près. Tu le savais quand je t’ai portée pendant trois longs kilomètres vers le Jourdain, aux environs de Jérusalem, parce que tu étais malade. Je t’avais bien dit de ne pas te gaver de dattes. Tu le savais quand tu étais mon infirmière, dans cet hôpital italien, pendant la Première Guerre mondiale, et avant cela, quand je me suis réfugié dans ta cave, pendant les purges du tsar, à Saint-Pétersbourg. Quand j’ai escaladé la tourelle de ton château, en Ecosse, pendant la Réforme, et quand je t’ai fait danser lors du bal célébrant le couronnement du roi, à Versailles. Tu étais la seule femme vêtu de noir. Il y avait cette colonie d’artistes, à Quintana Roo, et la marche de protestation du Cap. On a tous les deux passé la nuit en cellule. L’inauguration du Globe Theatre à Londres. On avait les meilleures places. Et quand mon bateau s’est échoué, à Tahiti, tu étais là, tout comme tu étais là lorsque j’étais en prison à Melbourne, et pickpocket à Nîmes au XVIIIe siècle, et moine au Tibet. Tu apparais partout, tout le temps et, tôt ou tard, tu sens tout ce que je viens de te dire. Mais tu ne t’autorises pas à accepter ce que tu penses être la vérité.
Daniel reprit son souffle et regarda au loin d’un air vague. Puis il posa une main sur le genou de Luce, qui lui envoya une onde brûlante. Elle ferma les yeux et, quand elle les rouvrit, Daniel tenait la plus parfaite des pivoines blanches. Elle luisait presque. Elle se retourna pour chercher où il l’avait cueillie, se demandant comment elle ne l’avait pas encore remarquée. Il n’y avait que quelques mauvaises herbes et la pulpe pourrie d’un fruit tombé. Ensemble, ils tinrent la fleur.
— Tu le savais en cueillant des pivoines blanches chaque jour pendant un mois, lors de cette saison à Helston. Tu t’en souviens ?
Il l’observa intensément, comme s’il cherchait à voir en elle.
— Non, soupira-t-il au bout d’un moment. Bien sûr que non. Je t’envie.
Mais la peau de Luce commençait à se réchauffer, comme si elle réagissait à ces paroles dont son cerveau ne savait que faire. Elle n’était plus sûre de rien.
— Je fais tout ça, dit Daniel en posant le front sur le sien, parce que tu es mon amour, Lucinda. Tu es tout pour moi.
Les lèvres tremblantes, Luce laissa ses mains inertes dans les siennes. Les pétales de la fleur tombèrent entre ses doigts vers le sol.
— Alors pourquoi as-tu l’air si triste ?
Elle n’osait même pas y songer. Elle s’écarta de Daniel et se leva, chassant les feuilles et les herbes de son jean. Elle avait le tournis. Elle avait donc... déjà vécu ?
— Luce.
Elle le repoussa d’un geste.
— Il faut que j’aille quelque part, seule, pour m’allonger.
Soudain affaiblie, elle s’appuya sur le pêcher.
— Ça ne va pas, s’inquiéta-t-il en lui prenant la main.
— Non.
— Je regrette tellement, soupira-t-il. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, en te racontant tout ça. Je n’aurais pas du…
Jamais elle n’aurait cru que le moment viendrait où elle aurait besoin de s’éloigner de Daniel, de prendre du recul. À sa façon de la regarder, elle voyait qu’il espérait une promesse de se retrouver plus tard, pour discuter encore, mais elle n’était plus certaine que ce soit une bonne idée. Plus il lui en disait, plus elle avait l’impression que quelque chose se réveillait en elle, et elle n’était pas prête. Elle ne se sentait plus folle, et elle ne pensait pas que Daniel le soit, non plus. Pour toute autre qu’elle, ses explications auraient été dénuées de sens. Pour Luce... Elle n’était pas encore très sûre, mais si les paroles de Daniel étaient les réponses qui expliquaient toute sa vie ? Comment savoir ? Jamais elle n’avait eu aussi peur.
Elle dégagea sa main de la sienne et se dirigea vers les chambres. Au bout de quelques pas, elle s’arrêta et se retourna lentement.
Daniel n’avait pas bougé.
— Quoi ? demanda-t-il en relevant la tête.
Elle demeura immobile, à distance.
— Je t’ai promis que je resterais assez longtemps pour entendre la bonne nouvelle, dit-elle.
Le visage de Daniel se détendit, mais il semblait un peu vexé.
— La bonne nouvelle, c’est…, annonça-t-il en choisissant ses mots, que je t’ai embrassée. Et que tu es toujours là.